Chère Meri,
Hier, j'ai fêté le quinzième anniversaire de mon enfermement.
Fêté est une manière de dire. ç' aurait été absurde, mais la soudaine conscience de la date m'a fait inévitablement me remémorer les motifs de ma situation présente.
Peut-être te poses-tu la même question que moi ?
L' aurais-je tué, aujourd'hui ?
Je veux dire : si c'était à refaire, si je pouvais, si j'avais le pouvoir insensé de remonter en arrière dans le temps, défaire ce qui est...enterré.
Ce n'est pas de l'humour, crois-moi.
L'aurais-je tué à nouveau ?
Oui. Je pense, qu'aujourd'hui, je referais la même chose, car, aussi incroyable que cela puisse te paraître, ma colère ne s'est toujours pas atténuée.
Peut-être ai-je imaginé, secrètement désiré, qu'une fois cet être abject écarté, anéanti, qu'une fois vue de tout près sa peur -la sienne à lui, et sa dernière !- et su qu'il se rendait compte en cet instant qu'il n'y avait plus de marche arrière possible, peut-être ai-je cru que le soulagement me viendrait en récompense.
Que, même en ayant à payer chèrement cet acte ultime, j' obtiendrais en échange... La paix ?
Aujourd'hui, cette illusion de la paix obtenue n'est plus et, si je persiste à dire que je referais sans hésiter le même choix, c'est depuis une position totalement différente et lucide: la satisfaction de supprimer un salopard.
Sans autre bénéfice ajouté mais, c'est déjà pas mal.
Hier, cette nuit plutôt, j'ai été plongé dans un rêve. Au réveil me restaient des bribes intenses.
Une femme que j'accompagnais était condamnée à mort. On dressait une potence et quelqu'un dans le rêve faisait remarquer la mauvaise qualité du bois de la potence.
Comme s'il mettait en exergue la faible qualité de la femme condamnée.
Je ne me souviens plus de grand chose d'autre, mais je me suis senti toute la journée englué dans des sensations désagréables. Comme si le rêve avait déposé au fond de moi une lie à laquelle le souvenir m'empêchait d'accéder.
Je me rends compte que toute ma vie -ce qu'il en reste - tourne autour de ce crime. Ma destinée aura été de devenir un obscur satellite gravitant autour de la planète de la transgression.
Je suis un criminel.
J'aurais donné -et je donnerais - beaucoup pour ne pas avoir à porter un tel nom. Tout en ne regrettant pas mon acte, je te l'ai dit. C'était un salaud et un pervers. Longtemps j'ai lutté, cherchant les moyens en moi de ne pas succomber à l' irrépressible pulsion de le supprimer de la surface de la terre, de la débarrasser de ses ricanements et des ses agissements.
Je dois t'avouer que, depuis quinze ans, immanquablement, toutes les nuits, je lui replonge le couteau dans la gorge.
Naît-on victime ?
Arrive-t-on au monde déjà prédisposé à souffrir le joug imposé par des manipulateurs ?
J'ai eu le temps, tu t'en doutes, de réfléchir à ces questions. J'ai eu largement l'occasion de les tourner et retourner dans mon esprit tout au long de ces étendues de temps stérile que représente l'enfermement.
Jamais je n'avais eu l'opportunité d'être aussi près de mes pensées, qu'en ces quinze ans. Pour m'apercevoir que la pensée, côtoyée dans la quasi solitude, est stérile. Elle le devient.
Nourrie par aucune réflexion, dialogue ou partage, peu à peu, ma pensée s'est contractée pour ressembler à une petite boule compacte et dure. Une crotte de lapin.
Mais je n'ai pas le choix. C'est depuis, et à l'aide de cette crotte-pensée, que je te parle.
J' ai rencontré Emèle par l'intermédiaire d'un ami. J'avais besoin de travail.
Après avoir tenté ma chance comme comédien de théâtre, et traversé un bon nombre de galères, j'étais arrivé à la conclusion que jamais je ne réussirais à en vivre.
Je manquais de l'essentiel: l'ambition, le désir et, surtout, le talent.
Une fois fait ce constat avec moi-même et décidé de tourner définitivement la page de ma carrière avortée, il me fallait trouver autre chose.
Je vivais alors assez chichement, dans une grande chambre mansardée, au deuxième étage d'une maison à vocation communautaire. Le loyer était modéré, le quartier agréable et, le croiras-tu - moi, maintenant, je le sais - j'étais assez heureux.
Mais aussi modéré que fût le loyer, j'avais du mal à m'en sortir. De plus, j' avais perdu tous mes droits sociaux: ni aide sociale, ni aide médicale.
Pendant quelque temps, j'ai pu vivre de petits boulots au noir, mais l'inquiétude me gagnait.
Je n'ai jamais su vivre avec l'inquiétude. Et j'admire ceux qui parviennent à exister avec détachement et élégance.
Déjà, à cette époque, j'admirais - et enviais - J... pour cela. Elle avait la faculté à se modeler aux contorsions imprévues de la vie avec aisance, sans conflit ni culpabilité.
D'avoir eu, moi-aussi, ce don, peut=être ma vie aurait pris un autre tour...
Donc, O... me le présenta. J'avais rencontré O... sur une tournée. Il était costumier et nous avions sympathisé immédiatement.
O... m'appela un jour.
- Que deviens-tu depuis le temps ? Tu ne donnes plus de tes nouvelles !
Je lui expliquai mes doutes, et la nécessité dans laquelle je me trouvais d'obtenir un "vrai" travail.
- On aurait besoin de quelqu'un comme toi, ici. Quelqu'un qui sait utiliser ses dix doigts.
Si j'étais assez ouvert aux propositions éventuelles -je n'avais pas vraiment le choix - jamais je ne m'étais imaginé travaillant dans un endroit comme ça.
Penses=tu, un mausolée !
Car c'était de cela qu'il s'agissait. Un projet de musée était en train de naître, qui se voulait novateur, et qui, en grosses lignes, visait à utiliser les corps de dessinateurs défunts célèbres, dûment conservés et plastifiés selon une technique développée par un savant allemand, mi-charlatan, mi-génie.
Les cadavres, ainsi figés et hors d'atteinte du processus de décomposition, seraient maquillés et habillés, puis mis en scène dans le décor de leur environnement, du temps de leur vivant. Des expositions thématiques consacrées à leurs oeuvres étaient prévues, et il restait à trouver la forme scénographique à donner à ces évènements.
mercredi 19 décembre 2007
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